
Le Tribunal de première instance d’Anvers a rendu, le 19 février 2024, un jugement fondamental en matière de déduction des paiements vers les juridictions à fiscalité privilégiée. En sanctionnant le formalisme excessif du fisc et en recentrant l’application de la clause anti-abus sur les seules situations d’évasion de l’impôt belge, la décision clarifie deux aspects essentiels du dispositif : la portée réelle de l’obligation de déclaration et le champ territorial de la lutte contre les constructions artificielles.
Ce jugement, passé relativement inaperçu, rappelle que la transparence n’exige pas le formalisme, et que la Belgique n’a pas vocation à contrôler la fiscalité du reste du monde.
L’article 307, §1ᵉʳ/2 CIR 92 impose à toute société soumise à l’impôt des sociétés ou à l’impôt des non-résidents de déclarer les paiements effectués, directement ou indirectement, à des personnes ou établissements situés dans un paradis fiscal¹.
Trois listes se cumulent :
L’obligation naît lorsque le total des paiements vers ces juridictions dépasse 100 000 € par période imposable. Au-delà de ce seuil, tous les paiements, même de faible montant, doivent être repris dans le formulaire 275 F joint à la déclaration ISoc.
Le défaut de déclaration entraîne la non-déductibilité des paiements concernés (art. 198, §1ᵉʳ, 10° CIR 92)².
Dans le dossier soumis au tribunal, une société avait effectué plusieurs paiements importants (près de deux millions d’euros) à des fournisseurs étrangers. Le formulaire 275 F encodé dans Biztax ne mentionnait qu’un seul paiement symbolique, mais la société avait annexé à sa déclaration un PDF reprenant l’intégralité des paiements et des données exigées, à l’exception de l’adresse des bénéficiaires.
L’administration, estimant que seule la version électronique « Biztax » faisait foi, refusa la déduction des dépenses et appliqua un accroissement d’impôt de 10 %.
Le Tribunal d’Anvers a écarté cette approche : il a jugé que le contribuable s’était valablement conformé à son obligation déclarative, l’administration ayant reçu toutes les informations nécessaires à son contrôle. Exiger une stricte conformité au format technique du formulaire reviendrait à faire primer la forme sur la substance, ce qui détournerait la finalité du dispositif³.
Que retenir ?
L’exigence essentielle est la communication complète et sincère des paiements. Un document annexe (PDF ou Excel) reprenant les données légales suffit dès lors qu’il atteint le but poursuivi : la transparence.
Le second enseignement du jugement porte sur la portée de l’article 198, §1ᵉʳ, 10° CIR 92, qui refuse la déduction des paiements vers des « constructions artificielles ».
Selon l’administration, la clause s’appliquerait dès qu’une opération vise à éluder n’importe quel impôt, belge ou étranger. Le Tribunal rejette cette interprétation : seule l’évasion de l’impôt belge est concernée. Cette position s’appuie sur les travaux préparatoires de 2009, qui précisent que la mesure vise à lutter contre les schémas d’évasion interne, non à sanctionner la planification internationale licite⁴.
En d’autres termes, la Belgique n’a pas vocation à être le gendarme fiscal mondial : une société belge n’a pas à démontrer que son fournisseur étranger paie correctement ses impôts dans sa propre juridiction.
Cette lecture, fidèle à l’esprit de la loi, limite le champ de la clause aux situations où la dépense vise à éviter l’impôt belge, par exemple :
Que retenir ?
L’article 198 CIR 92 ne sanctionne que les constructions destinées à éluder l’impôt belge. Une dépense réelle, conforme à une logique économique, reste déductible, même si son bénéficiaire est établi dans une juridiction faiblement imposée.
La charge de la preuve repose sur le contribuable : il doit démontrer que les paiements ont été effectués à des personnes autres que des constructions artificielles. Toutefois, comme il s’agit d’une preuve d’un fait négatif, le droit civil atténue cette exigence : il suffit d’établir la vraisemblance du fait (art. 8.6, al. 1ᵉʳ C. civ.)⁵.
Ainsi, le contribuable peut produire :
Le tribunal souligne que ces éléments constituent une présomption sérieuse du caractère réel des opérations. L’administration, pour renverser cette présomption, doit fournir des éléments contraires précis.
Que retenir ?
La preuve attendue est raisonnable, non absolue : il ne s’agit pas de prouver l’impossible, mais d’établir que les paiements correspondent à des transactions économiques vérifiables, sans intention d’évasion belge.
Chaque année, environ 200 milliards € sont transférés depuis la Belgique vers des sociétés établies dans des juridictions dites « paradis fiscaux »⁶. La décision d’Anvers n’amoindrit pas la transparence : elle recentre le contrôle sur l’essentiel.
Cependant, la Cour des comptes, dans son rapport de juin 2022, avait déjà relevé une « défectuosité » du texte : l’absence de référence explicite à l’impôt belge. Plusieurs propositions de loi ont depuis été déposées pour étendre la clause anti-abus aux cas d’évasion d’un impôt étranger, ou pour renforcer les pouvoirs de preuve du fisc⁷.
Si ces projets aboutissent, la déduction d’un paiement pourrait être refusée dès qu’une optimisation, même étrangère, conduit à une économie fiscale, quel qu’en soit le lieu.
Que retenir ?
Le jugement anversois préserve la logique de souveraineté fiscale : le fisc belge ne peut sanctionner que l’évitement de l’impôt belge. Mais le législateur pourrait bientôt corriger le texte, élargissant le périmètre de contrôle.
Thème | Règle actuelle | Décision du tribunal (19 février 2024) | Conséquences pratiques |
Déclaration (art. 307 CIR 92) | Obligation de déclarer tout paiement > 100 000 € vers des paradis fiscaux via le formulaire 275 F | Le tribunal admet qu’une annexe complète (PDF/Excel) joint à la déclaration suffit | Le formalisme électronique (Biztax) ne prime pas sur la transparence effective |
Non-déductibilité (art. 198 CIR 92) | Paiements non déductibles s’ils concernent des constructions artificielles | Seules les constructions visant à éluder l’impôt belge sont visées | Le fisc belge n’est pas compétent pour sanctionner l’évasion d’impôts étrangers |
Preuve | Charge sur le contribuable : prouver que le paiement est réel et sincère | Preuve d’un fait négatif, limitée à la vraisemblance (art. 8.6 C. civ.) | Factures, extraits, contrats et preuves économiques suffisent |
Perspectives | Propositions de loi pour élargir la clause à l’évasion étrangère | Jugement protecteur mais législation susceptible d’évolution | Anticiper un futur durcissement du cadre légal |
Références