La jurisprudence à la loupe – Tax TV Show octobre 2025
Temps de lecture: 10 min | 21 oct. 2025 à 06:00
Guillaume Charlier
Avocat @ Tetra Law
1. Cour d’appel de Gand – 3 décembre 2024 – R.G. n° 2023/AR/673 : De la nécessaire comptabilisation d’un goodwill pour l’application de l’article 47 CIR92
Les faits
En avril 2014, une société exploitant une brasserie-restaurant située sur la digue de Nieuwpoort a cédé la totalité de son fonds de commerce à un tiers pour un montant de 300.000 EUR.
Le contrat de cession mentionnait expressément un ensemble d’éléments corporels et incorporels, comprenant :
La dénomination commerciale,
L’enseigne,
La clientèle,
Les droits locatifs sur le bien dans lequel le commerce était exploité,
Le savoir-faire,
Les machines, équipements, mobilier et matériel,
Les stocks, licences et concessions, ainsi que les numéros de téléphone et fax.
La cession était indissociablement liée à la conclusion d’un bail commercial notarié et comportait une clause de non-concurrence de deux ans dans un rayon de 7 km.
À la suite de cette vente, la société a comptabilisé une plus-value de 220.659,61 EUR, dont elle a affecté une partie à une réserve exonérée en invoquant le régime de la taxation étalée prévu à l’article 47 CIR 92. Ce régime permet, sous conditions strictes, d’étaler l’imposition des plus-values sur :
Les immobilisations corporelles détenues depuis plus de 5 ans,
Ou les immobilisations incorporelles amortissables, également inscrites à l’actif depuis au moins 5 ans.
Quatre ans plus tard, au 30 décembre 2018 (exercice d’imposition 2018), la réserve exonérée figure toujours au bilan, pour un montant résiduel de 99.907,95 euros, ainsi que 33.267,14 euros d’impôts différés.
L’administration remet en cause ce traitement : selon elle, la majorité du prix de cession ne porte pas sur des immobilisations amortissables mais sur un goodwill non activé, exclu du champ de l’article 47 CIR 92. Elle réintègre la réserve dans le résultat imposable de 2018 sur base de l’article 361 CIR 92, en tant que passif non justifié.
Position du Tribunal
La Cour rappelle que le régime de taxation étalée est un régime de faveur et constitue une dérogation à la règle de l’imposition immédiate des plus-values (art. 24, al. 1, 2°, CIR 92). En conséquence, la charge de la preuve incombe au contribuable.
Les éléments suivants ont conduit la Cour a écarté l’application de l’article 47 CIR92 :
Le contrat de cession vise explicitement des éléments incorporels tels que la dénomination, la clientèle, les droits locatifs et le savoir-faire, sans ventilation du prix de vente entre actifs corporels et incorporels.
Le restaurant se situe sur la digue d’une station balnéaire de la côte belge — un emplacement à forte valeur économique. Cette situation contribue directement à la rentabilité et à la valeur du commerce, au-delà des immobilisations physiques
La liste détaillée des immobilisations corporelles et leur valeur nette comptable ne justifiaient en rien un prix de cession de 300.000 EUR. La Cour relève l’absence de toute preuve documentée (ventilation, expertise, justificatif objectif) venant soutenir l’argument du contribuable selon lequel la plus-value provenait exclusivement de biens corporels.
Présomption économique : Il est « tout à fait invraisemblable » que les actifs corporels aient été cédés pour dix fois leur valeur comptable sans transfert concomitant de valeur de goodwill.
Sur cette base, la Cour en conclut que :
Le prix de cession ne peut s’expliquer que par la valeur évidente de la situation commerciale du restaurant — un élément incorporel non activé au bilan.
Ce goodwill, bien qu’économiquement réel, n’est pas éligible à la taxation étalée.
La réserve exonérée inscrite au bilan ne repose sur aucun fondement légal et peut être réintégrée dans le résultat imposable sur base de l’article 361 CIR 92.
Cela ne vous aura pas échapper, le 4 septembre 2025, la CJUE a rendu un arrêt particulièrement important en matière de TVA et d’ajustements intragroupes qui met fin à l’idée largement répandue selon laquelle ces ajustements relèvent exclusivement de l’impôt direct.
Voici un bref récapitulatif :
Les faits
Dans le groupe Arcomet, actif dans la location de grues, la société belge Arcomet Service NV (Arcomet Belgique) fournissait à sa filiale roumaine Arcomet Towercranes SRL (Arcomet Roumanie) des services centralisés (négociation, financement, ingénierie, gestion des risques) sur la base d’un accord intragroupe de 2012.
La rémunération était calculée selon la méthode de la marge nette transactionnelle (MTNT) :
Si la marge d’exploitation d’Arcomet Roumanie dépassait un plafond (2,74 %), l’excédent était transféré à la Belgique ;
Si elle était inférieure au plancher (-0,71 %), Arcomet Belgique compensait la différence.
Entre 2011 et 2013, Arcomet Roumanie a systématiquement dépassé la borne supérieure, ce qui a conduit à des facturations intragroupes de la Belgique vers la Roumanie. Les deux premières factures ont été déclarées comme des acquisitions intracommunautaires de services pour lesquelles elle a liquidé la TVA mais elle a considéré que la troisième facture n’entrait pas dans le champ de la TVA.
L’administration fiscale roumaine a refusé la déduction de la TVA en amont dans le chef d’Arcomet Roumanie pour les deux premières factures, au motif que la réalité des services n’étaient pas démontrés et que les factures émises par Arcomet Belgique étaient trop vagues.
Question préjudicielle de la Cour d’appel de Bucarest
La Cour d’appel de Bucarest interroge la CJUE sur deux points :
Les ajustements de prix de transfert intragroupe peuvent-ils constituer la contrepartie de prestations de services au sens de la directive TVA ?
Les autorités fiscales peuvent-elles exiger des documents autres que les factures pour vérifier le droit à déduction ?
Position de la CJUE
Sur la qualification de prestation de services
Les ajustements fondés sur les prix de transfert entrent dans le champ d’application de la TVA lorsqu’ils rémunèrent des services réels rendus dans le cadre d’un lien contractuel ;
Le fait que le montant soit déterminé selon une méthode de prix de transfert (comme la MTNT) n'exclut pas l’existence d’une contrepartie directe, si les prestations sont identifiables et apportent un avantage économique ;
Sur le droit à déduction et les preuves exigibles
La possession d’une facture conforme est une condition formelle indispensable, mais pas toujours suffisante si la facture est trop générique ou imprécise ;
Les autorités fiscales peuvent demander des justificatifs complémentaires, à condition que ces exigences soient proportionnées, limitées à ce qui est nécessaire pour vérifier que :
Les services ont été réellement rendus, et
Qu’ils sont liés à des opérations taxables.
Mais, l’administration ne peut exiger du contribuable qu’il prouve l’utilité, la rentabilité ou la nécessité économique des services reçus. Ce n’est pas un critère fiscalement pertinent.
Enseignements pratiques de cet arrêt
Les enseignements de cet arrêt sont importants pour les groupes multinationaux :
Les rémunérations intragroupes fondées sur des ajustements de résultat peuvent être soumises à la TVA si elles reflètent une prestation effective ;
Pour exercer le droit à déduction, les factures doivent être précises et idéalement complétées par des documents probants (contrats, rapports de service, correspondance) ;
Un refus de déduction ne peut être fondé sur l’argument que le service n’a « pas apporté de valeur » ou serait « économiquement discutable » dans le chef du contribuable.
Il est désormais clés pour les groupes multinationaux de veiller à la coordination de leurs politiques prix de transfert avec leurs obligations en matière de TVA (sur le fond et la forme) sous peine de couteux redressements.
3. Cour d’appel de Gand – 10 décembre 2024 (publiée le 3 octobre 2025) – R.G. n° 2023/AR/762 : imposition d’office et preuve contraire
Les faits
Une société constituée en 2012 n’a jamais déposé de déclaration à l’impôt des sociétés, y compris pour l’exercice 2018. L’administration a procédé à une imposition d’office, sur base :
Des données issues de la TVA (chiffre d’affaires et achats),
Des fiches 281.20,
Sans prise en compte de charges, amortissements ou pertes reportées, faute de pièces justificatives.
La base imposable a été fixée à 40.823,49 EUR et un accroissement d’impôt de 100 % est appliqué, conformément à l’article 225, AR/CIR 92, la société en étant à sa cinquième infraction.
En réponse, la société dépose une réclamation sans pièces justificatives, puis une déclaration tardive et quelques documents jugés insuffisants. Elle produit ensuite de nouvelles pièces en degré d’appel (factures, tableaux, bilan reconstitué…) – ce que conteste l’administration considérant qu’elle ne dispose plus d’aucun pouvoir d’investigation.
Position de la Cour
Sur l’imposition d’office : la Cour confirme que l’administration a valablement recouru à l’imposition d’office conformément à l’article 351 CIR 92, en s’appuyant sur les seuls éléments objectifs disponibles. L’absence persistante de déclaration empêche toute autre méthode de calcul, et le reproche d’arbitraire est écarté ;
Sur la production de pièces en appel :
Le législateur a choisi de soumettre au juge du fond les litiges portant sur les cotisations d’impôt sur les revenus et cette contestation peut porter sur le fond du dossier, et notamment sur le calcul de la base imposable ;
Le contribuable conserve par conséquent, en tout état de cause, le droit d’apporter la preuve contraire (art. 352 CIR 92), y compris pour la première fois devant le juge d’appel ;
Le fisc doit par conséquent avoir le droit (et a l’obligation) d’examiner les pièces produites par le contribuable et de se positionner à leur sujet ;
Mais il revient au juge dans le cadre d’une contestation de déterminer l’impôt dû en droit ;
En l’espèce, la Cour estime que le contribuable n’a pas démontré le montant exact du revenu, ni fourni une comptabilité exploitable :
La comptabilité produite en appel était manifestement reconstituée a posteriori,
Les amortissements, charges et pertes reportées n’étaient pas documentés de manière cohérente,
Les montants avancés ne reposaient pas sur des pièces justificatives probantes ou contemporaines.
Sur l’accroissement de 100% : la Cour estime qu’il est légalement fondé dès la quatrième infraction et qu’il ne suppose pas une fraude fiscale.
La Cour insiste sur :
Le caractère structurel et répété des manquements,
L’absence totale de collaboration de la part de la société,
Une attitude qualifiée de "méprisante" envers les obligations fiscales
Et conclut que la sanction est proportionnée à la gravité du comportement.
Notons encore que la société invoquait une atteinte à ses droits de la défense (art. 6 CEDH), au motif que l’accroissement aurait un caractère pénal. La Cour reconnait ce caractère répressif, mais considère que les garanties procédurales ont été respectées : l’imposition et l’accroissement résultent d’une procédure contradictoire et susceptible de recours.
Mots clés
Impôt des sociétésTVAtransfert intra-groupegoodwillFonds de commerceTaxation étaléePrix de transfertTaxation d'officeCharge de la preuveAccroissements d'impôt