Quand l’ex-gendarme Draghi se fait brigand

Est-ce parce qu’il n’est plus banquier central qu’il pense autrement ou parce qu’il a l’intelligence de faire dépendre son opinion de l’évolution des faits et des théories, nous ne le savons pas, mais, en tout cas, c​e que Mario Draghi a récemment proposé comme trajectoire pour les politiques budgétair​e et monétaire est tout sauf dans la ligne orthodoxe que l’on attend d’une autorité monétaire.

Que la banque centrale doive oser se montrer hétérodoxe et ose le faire, cela nous l’avions déjà vu en 2012, du fait du même Mario Draghi. Même s’il ne fut jamais trop personnaliser les institutions, c’est lui, alors Président depuis peu de la Banque centrale européenne, qui était « sorti des clous » et avait déclaré que les autorités monétaires feraient tout ce qu’il y a lieu de faire, quoi qu’il en coûte (« whatever it takes ») pour « sauver l’euro ». Et cela avait marché, ce qui a évidemment donné à M. Draghi une stature particulière, et un pouvoir d’influence qui, même s’il est sorti de charge en 2019, reste de premier plan.

La globalisation, cause des bulles financières

Dans un récent discours que nous considérons comme majeur, à Washington, devant la NABE[1], Mario Draghi a commencé par une charge frontale contre la mondialisation telle qu’elle s’est faite dans les années 80 et 90. Ce n’est pas qu’il a critiqué l’ouverture des frontières mais il a visé la grave défaillance collective en termes de pilotage socio-politique de cette globalisation. Les règles nécessaires pour qu’elle fonctionne de manière saine et durable n’ont pas été mises en place ou ont pu être contournées, sans réaction. Ainsi, la globalisation a conduit à une grave accentuation des déséquilibres de balance commerciale. Les pays asiatiques, qui avaient été traumatisés par la crise de 1997, ont cherché, grâce au commerce international, à accumuler des réserves de change, et la zone euro, Allemagne et Pays-Bas en tête, n’ont pas été en reste en termes d’excédents courants. Ces surplus, à leur tour, ont fait ce « saving glut » dénoncé dès 2005 par Ben Bernanke … et ont exercé une forte pression baissière sur les taux d’intérêt, avec, à la clef, des bulles qui explosent … et des performances boursières qui ont exacerbé les inégalités.

La globalisation, cause du protectionnisme

Ce n’est pas tout, a ajouté M. Draghi. Du fait de la concurrence de pays à moindres salaires, la part des salaires dans le revenu national a chuté dans une proportion jamais observée antérieurement. Ceci, combiné à de moindres investissements publics pour cause de contraintes budgétaires, a conduit à un large ressentiment négatif dans la population. Là où, par ses effets bénéfiques, elle aurait dû servir la cause d’une économie « libérale », avance-t-il, la globalisation a généré un ressenti populaire négatif dans les pays industrialisés, avec une perception de « vol » de jobs bien payés, d’inégalités croissantes et de manque de considération de la part des dirigeants, qu’ils soient politiques ou entrepreneuriaux. La pandémie et l’invasion de l’Ukraine par la Russie ont renforcé le sentiment que le monde de derrière les frontières est hostile, et qu’il y a dès lors lieu de renforcer celles-ci. Et la question de l’urgence environnementale est aussi abordée sous un angle de distorsions internationales : nous « marchons sur la tête » en nous auto-imposant des règles dont est exempt le reste du monde, qui peut dès lors pratiquer du dumping environnemental, en plus, ailleurs, de pouvoir compter sur des subventions publiques, alors que nos règles de concurrences nous interdisent d’accorder des avantages à « nos » entreprises.

Ne serait-ce qu’en insérant dans le concert économique mondial des dizaines de millions de travailleurs année après année, la globalisation a eu un effet positif sur l’offre globale, mais aujourd’hui elle semble avoir un effet négatif sur l’offre, que cela soit du fait de tensions géopolitiques, de catastrophes sanitaires ou environnementales, ou encore des à-coups venant des politiques menées en réaction dans les pays industrialisés. Ainsi, stimuler les investissements « verts » (ou « moins gris ») se fait au prix d’un déclassement d’équipements existants et en réallouant des ressources qui, autrement, auraient accru le potentiel productif.

Impact sur les déficits publics, l’inflation et la politique monétaire

Pour Mario Draghi, l’horizon budgétaire est connu : il faudra s’accommoder de déficits publics élevés. Outre les effets de la démographie et de la défense nationale, l’Etat va devoir, simultanément, financer la transition, devoir répondre aux inégalités et compenser les chocs à venir. Et pour ces chocs, nous dit un ancien banquier central, la politique monétaire est relativement inefficace. Ce soutien budgétaire, et les transitions en cours, tireront l’inflation vers le haut, de même d’ailleurs qu’un possible relâchement des politiques de concurrence, histoire de soutenir les « champions nationaux ». Simultanément, la contraction des surplus commerciaux, elle, tirera les taux d’intérêt à la hausse. Or, nous avons besoin d’investissement, tant pour la transition que pour soutenir la productivité, des investissements qui, en Europe, gagneraient, selon Mario Draghi, à être financés par des emprunts de l’Union.

La conclusion est alors claire : la politique monétaire va devoir être structurellement accommodante. L’argument de l’indépendance des banques centrales est balayé du revers de la main : on attend d’elles qu’elles servent l’intérêt général ! Il reste un contre-argument, celui qu’agir de la sorte va amener une inflation qui dépassera l’objectif de 2%. Et ici, Mario Draghi de rétorquer que la Banque centrale ne doit pas se focaliser sur le taux d’inflation actuel ou projeté à court terme, mais sur les attentes d’inflation. Certes, les déficits publics sont inflationnistes à court terme mais, s’ils financent la transition, la cohésion sociale et la productivité, ils sont de nature, à long terme, à modérer l’inflation, et non à l’alimenter. On l’a vu en 2022 : l’inflation s’est envoilée, mais les attentes d’inflation ont à peine fluctué. Fort de cette expérience, le message est clair : la banque centrale doit faire la distinction entre bons déficits et bonne inflation, d’un part, mauvais déficits et mauvaise inflation, d’autre part. Les seconds, de nature à « désancrer » les attentes d’inflation sont à combattre, pas les premiers.


[1] Voir https://files.constantcontact.com/668faa28001/a33105a7-25c1-4102-9a8e-f7becb95e8c3.pdf

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