Dans son arrêt n° 90/2025 du 19 juin 2025, la Cour constitutionnelle s’est prononcée sur trois questions préjudicielles de la cour d’appel d’Anvers concernant l’interdiction de déduction des pertes et autres latences fiscales sur un supplément de base imposable résultant d’un contrôle fiscal, alors qu’en cas de première infraction sans intention d’éluder l’impôt ce mécanisme dépend en réalité du pouvoir du fisc de renoncer – ou non – à l’accroissement d’impôt de 10% (articles 207, al. 7, et 444, al. 2, du CIR 92, tels qu’applicables pour l’exercice d’imposition 2019).
La Cour constitutionnelle estime que la base minimale d’imposition applicable en cas d’accroissement d’impôt de 10%, auquel le fisc ne renonce en pratique que très rarement, n’entraine pas de violation de la Constitution ou de la Convention européenne des droits de l’homme (Conv. EDH), mais rappelle utilement que plusieurs principes doivent être respectés dans ce cadre, et que les cours et tribunaux exercent à cet égard un contrôle de pleine juridiction.
Le litige devant la cour d’appel concerne une société pour laquelle l’administration fiscale avait rejeté la déductibilité de charges d’intérêts dans le cadre d’un emprunt. En conséquence, un accroissement d’impôt de 10% avait été appliqué pour cause de déclaration inexacte, entraînant l’application de la base minimale d’imposition de l’article 207, al. 7, du CIR 92 (actuel article 206/3 du CIR 92).
Trois questions préjudicielles ont été séparément formulées par la cour d’appel concernant l’application “automatique” de la base minimale d’imposition lorsque le fisc ne renonce pas à l’accroissement d’impôt de 10% : la première vise le principe de légalité de l’impôt (art. 170 de la Constitution), la seconde les principes d’égalité et de non-discrimination (art. 10, 11 et 172 de la Constitution), et la troisième les garanties européennes du droit à un procès équitable (art. 6 de la Conv. EDH).
La première question visait le respect du principe de légalité de l’impôt de l’article 170 de la Constitution, en ce que l’administration fiscale pourrait décider de manière discrétionnaire de renoncer ou non à l’application d’un accroissement d’impôt de 10%, et ainsi établir de manière discrétionnaire si une dette d’impôt naît ou non.
En vertu de l’article 444, al. 2, du CIR 92 (tel qu’applicable pour l’exercice d’imposition 2019 ; actuel article 444, al. 3, du CIR 92), le fisc peut en effet renoncer à l’accroissement d’impôt minimum de 10% en l’absence de mauvaise foi, et la Cour constitutionnelle constate donc que le pouvoir d’appréciation attribué à l’administration fiscale peut avoir une incidence sur l’existence d’une dette d’impôt lorsque la base minimale d’imposition trouve à s’appliquer.
À cet égard, la Cour constitutionnelle rappelle que le principe de légalité n’empêche pas qu’un pouvoir d’appréciation soit conféré à l’administration fiscale, moyennant un contrôle juridictionnel. Selon la Cour, la marge discrétionnaire limitée du fisc a d’ailleurs été pensée justement pour permettre de tenir compte de l'ensemble des circonstances de fait de chaque situation.
La Cour constitutionnelle conclut par conséquent à l’absence d’incompatibilité avec le principe constitutionnel de légalité de l’impôt.
Toutefois, elle précise aussi que l’administration fiscale doit, lorsqu’elle applique les articles 207, al. 7, et 444, al. 2, du CIR 92, respecter les principes de bonne administration, au rang desquels figurent les principes de minutie, de sécurité juridique, d’égalité, de motivation et de proportionnalité. La Cour ajoute que « ces principes empêchent que l’administration fiscale applique de manière arbitraire les dispositions en cause ou qu’elle n’expose pas à suffisance les motifs qui sous-tendent sa décision, ce dont doit s’assurer le juge compétent, le cas échéant ».
La seconde question visait quant à elle la compatibilité des dispositions en cause avec les principes d’égalité, de non-discrimination et d’égalité devant l’impôt des articles 10, 11 et 172 de la Constitution, en ce que des contribuables qui ont commis une première infraction de bonne foi seraient imposés différemment selon que l’administration fiscale fait ou non usage de son pouvoir discrétionnaire de renoncer à l’accroissement d’impôt de 10%.
Selon le raisonnement de la Cour, la marge importante prévue par l’échelle des accroissements d’impôt (jusqu’à 200%) et la possibilité de renoncer à l’accroissement minimum de 10% en l’absence de mauvaise foi permettent, à l’administration fiscale d’abord et au juge ensuite, de tenir compte du principe de proportionnalité.
En estimant notamment que la différence de traitement invoquée résulte non pas de la disposition contestée, mais des circonstances factuelles entourant la commission des infractions, la Cour constitutionnelle conclut à l’absence de violation des principes d’égalité et de non-discrimination.
Cette conclusion est conforme à la jurisprudence antérieure de la Cour, qui avait déjà décidé, dans son arrêt n° 129/2024 du 21 novembre 2024, que l’application d’un accroissement d’impôt de 10% et de la base minimale d’imposition n’était pas discriminatoire lorsque l’impôt était établi via la procédure d’imposition d’office en se basant uniquement sur la déclaration tardive d’un contribuable.
Par contre, la Cour constitutionnelle saisit ici l’occasion d’insister sur l’importance des principes de bonne administration, en précisant utilement que le pouvoir d’appréciation du juge s’exerce dans les mêmes limites que celui de l’administration fiscale, et qu’il s’agit donc pour le juge d'un contrôle de pleine juridiction permettant de vérifier si l’accroissement d’impôt de 10% est justifié en fait et en droit.
Enfin, la troisième question concerne spécifiquement la compatibilité des dispositions en cause avec l’article 6 de la Conv. EDH, en ce que le juge n’aurait pas la possibilité de tempérer l’application automatique de la limitation de déduction résultant de l’application effective d’un accroissement d’impôt d’au moins 10%, en tenant compte de la situation individuelle du contribuable et du principe de proportionnalité, ni d’apprécier si cette application automatique est (dis)proportionnée par rapport à la gravité de l’infraction.
La Cour établit d’abord que le mécanisme de la base minimale d’imposition peut être considéré comme une sanction pénale au sens de l’article 6, § 1, de la Conv. EDH. Se référant aux travaux parlementaires, elle constate que la mesure visée à l’article 207, al. 7, du CIR 92, combinée avec l’article 444, al. 2, du CIR 92, poursuit avant tout un objectif préventif et répressif. Même si le but du législateur consistait également à garantir l’imposition effective des suppléments établis à la suite de contrôles fiscaux, la Cour considère que l’objectif répressif prédomine pour la limitation de déduction et pour les accroissements d’impôt, et il est déjà admis que ces derniers constituent une sanction de nature pénale au sens de l’article 6, § 1, de la Conv. EDH.
Sur cette base, la Cour constitutionnelle indique qu’« étant donné que le juge exerce un contrôle de pleine juridiction sur l’accroissement d’impôt, il peut vérifier, dans les mêmes limites que celles qui sont imposées à l’administration fiscale, si, compte tenu du principe de proportionnalité, l’accroissement d’impôt et la limitation de déduction qui en découle doivent être appliqués ou non ». Et elle conclut ainsi à l'absence de violation des garanties du droit à un procès équitable de l’article 6, § 1, de la Conv. EDH.
En utilisant essentiellement le principe de proportionnalité pour conclure à l’absence d’incompatibilité constitutionnelle des dispositions en cause, la Cour a rendu avec cet arrêt une décision que de nombreux praticiens trouvent peut-être décevante.
Cependant, dans sa motivation, la Cour constitutionnelle a utilement saisi l’occasion de réaffirmer certaines règles contraignantes pour l’administration fiscale. En particulier, le respect de l’obligation de motivation et du principe de proportionnalité s'impose à l’administration fiscale lorsque celle-ci applique la base minimale d’imposition combinée avec le refus de renoncer à l’accroissement d’impôt de 10%.
Autrement dit, la renonciation à l’accroissement d’impôt de 10% ne relève pas selon la Cour d’un pouvoir discrétionnaire du fisc, et le respect des principes précités est soumis à un contrôle de pleine juridiction des cours et tribunaux, de sorte qu’il ne pourra plus être défendu par le fisc que le pouvoir d’appréciation du juge se limiterait dans ce cadre à un contrôle marginal.
À l’avenir, l’intérêt pratique de cet arrêt pourrait être (plus) limité, vu la suppression prévue, et bienvenue, de l’accroissement d’impôt de 10% en cas de première infraction commise de bonne foi, dont l’entrée en vigueur est annoncée pour ce 1er juillet 2025 dans le cadre de la réforme fiscale en cours de discussion au Parlement. Cet arrêt restera néanmoins extrêmement pertinent dans l’hypothèse d’un accroissement d'impôt appliqué en raison d'une déclaration tardive et d’une imposition d'office sur la base de l'article 351 du CIR 92, étant donné que la modification législative proposée exclut explicitement la présomption de bonne foi lorsqu’une cotisation est établie d'office.
Dans le cadre des litiges fiscaux relatifs aux accroissements d’impôt et à leurs conséquences, cet arrêt sera ainsi utile dans le cadre des échanges avec (ou face à) l’administration fiscale, puisqu’il offre des arguments supplémentaires aux contribuables et à leurs conseils, surtout s'il est question de faire annuler ou réduire un accroissement d’impôt ayant entrainé l’interdiction de déduire des pertes ou d’autres latences fiscales.
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