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Bruno Colmant: l'Europe face à Trump, l'IA et la fracture générationnelle, le décryptage complet

Introduction : Un décryptage essentiel en ouverture du Congrès

En ouverture du Congrès des Experts-Comptables et du Salon AVEC, la plateforme oFFFcourse a eu l'honneur d'accueillir Bruno Colmant pour une émission inaugurale de haute volée. Économiste reconnu, académicien, auteur prolifique et observateur acéré des mutations mondiales, Bruno Colmant est venu éclairer les enjeux majeurs de notre temps. De la trajectoire des États-Unis sous l'influence de Donald Trump à l'impact de l'intelligence artificielle, en passant par les défis du modèle social européen et les tensions générationnelles, cette analyse vise à décoder les forces profondes qui redéfinissent notre environnement économique, social et fiscal, offrant ainsi un cadre de réflexion stratégique indispensable pour les professionnels du chiffre, les dirigeants et tous les acteurs économiques.


1. Le diagnostic Trump : une critique fondée sur la réalité économique européenne ?

La première question, directe et provocatrice, est posée : Donald Trump a-t-il raison lorsqu'il dépeint une Europe en déclin ? Selon lui, le Vieux Continent se désindustrialise, s'enfonce dans la dette et manque de moteurs productifs. Bruno Colmant, tout en se gardant de valider le personnage, ne peut que constater la justesse factuelle de ce diagnostic. L'Europe, explique-t-il, est effectivement engagée dans un processus de désindustrialisation notable, sa dépendance à la dette publique est une réalité incontestable, et sa capacité à générer de la croissance productive semble s'essouffler.

Cette analyse est nourrie par une longue connaissance des États-Unis. Dès 2014, il y percevait un changement d'humeur, une « méfiance vis-à-vis de l'étranger » et un malaise grandissant de la classe moyenne. Aujourd'hui, il estime que les États-Unis vivent un « changement profond de régime politique ». Le titre de son dernier livre, « Donald Trump, le spectre d'un fascisme numérique », était déjà fort. Pourtant, avec le recul, il confie : « Si je devais l'écrire aujourd'hui, [...] j'aurais enlevé le mot spectre ». Ce qui se dessine n'est pas une simple alternance, mais une véritable fracture au sein du monde occidental, avec une Amérique de plus en plus isolationniste face au projet européen.



2. Le choc des modèles : l'Amérique conquérante face à une Europe sous pression

D'emblée, Bruno Colmant pose un diagnostic clair : les États-Unis et l'Europe évoluent sur des trajectoires divergentes. Le modèle américain, dépourvu de protection sociale généralisée, « suscite une obligation de survivre, de travailler, de trouver la croissance que l'État ne peut pas fournir ». À l'inverse, l'Europe est confrontée à une triple tenaille : une révolution technologique avec l'IA, une désindustrialisation structurelle due aux coûts élevés, et un fardeau démographique qui freine la croissance. « On a d'une part des entreprises qui quittent l'Europe, mais d'autre part, on va être assailli par la concurrence chinoise », prévient l'économiste.

Face à cette pression, il défend ardemment le modèle social européen, un choix de société visant à garantir la solidarité et la paix sociale. « Je préfère vivre dans un pays où chacun a sa chance [...] plutôt que dans un pays où les fils de riches sont riches et les fils de pauvres se pauvrent », affirme-t-il. Ce modèle est certes coûteux et « en péril », mais il constitue le socle de la stabilité européenne. Le véritable défi n'est pas tant la dette publique – « une dette ne se rembourse jamais, elle se refinance dans le temps » – que le financement de ce modèle social. « Les cotisations sociales, prélevées sur le travail, ne financent plus que la moitié des prestations sociales », souligne-t-il, rendant une hausse de la pression fiscale quasi inévitable.


3. L'Intelligence Artificielle : la troisième révolution industrielle et le retour de la question marxiste

Bruno Colmant qualifie l'avènement de l'IA de « bouleversement cataclysmique », la positionnant comme la troisième grande révolution industrielle de l'humanité. Si les deux premières ont démultiplié la force physique, celle-ci s'attaque à la « force cognitive » de l'humain. Il dresse un parallèle saisissant avec l'analyse de Karl Marx, anticipant que les gains de productivité phénoménaux générés par l'IA risquent d'être majoritairement capturés par le capital, au détriment du travail. Bruno Colmant : « Les gains de productivité vont être capturés par le capital au détriment du travail. »

L'argument sera simple : ce n'est pas l'humain qui est plus productif, mais la machine qui l'assiste. Ce transfert de richesse est déjà visible dans les valorisations boursières stratosphériques des géants de la tech. Face à la crainte d'un monde sans travail, il propose une vision plus nuancée : le véritable enjeu n'est pas le remplacement, mais la redistribution de la valeur créée. Cela l'amène à poser une question qu'il qualifie lui-même d'« outrageante » mais essentielle : si les entreprises remplacent massivement les humains par des machines, « ne devraient-elles pas payer des cotisations sociales comme on doit le payer sur le travail maintenant ? ».


4. L'instabilité fiscale belge : un « cabotage » indigne d'un projet de société

L'analyse de Bruno Colmant sur les récentes réformes fiscales est sans appel. Il déplore des « effets d'aubaine » et des « impulsions politiques indignes d'un projet fiscal ». La superposition de la taxe sur les comptes-titres et de la nouvelle taxation des plus-values crée un « animal taxatoire totalement incompréhensible ». Cette dernière mesure, dont il anticipe une hausse progressive du taux, « va décourager mais alors vraiment de manière définitive les personnes qui veulent investir en capital à risque ».

De même, la modification du taux VVPRbis de 15% à 20% est symptomatique d'un mal plus profond : « La Belgique est caractérisée par une instabilité fiscale permanente ». En rompant cet engagement de confiance avec les entrepreneurs, le pouvoir politique envoie un signal dévastateur. Cette imprévisibilité est « anxiogène » pour les investisseurs et remet en cause la crédibilité de la parole de l’État. Il plaide pour une « grande traversée intellectuelle » afin de façonner une fiscalité adaptée aux enjeux de 2030, qui favoriserait la mise à risque du capital et ancrerait la richesse dans le pays.


5. La fracture générationnelle et l'appel à la jeunesse

Loin des clivages politiques traditionnels, Bruno Colmant identifie une menace plus profonde : une potentielle « fracture de génération ». Il met en garde contre une rupture de la solidarité intergénérationnelle, pilier du modèle belge. « Il est possible qu'à un certain moment, les jeunes disent à des gens de mon âge, les boomers [...] : "Écoutez, vous nous coûtez trop cher, nous ne sommes plus en nombre suffisant pour vous assurer votre confort" », alerte-t-il.

Face à ce constat et à un monde complexe, il lance un appel vibrant à la jeunesse. Loin de tout fatalisme, il l'exhorte à l'action : « Je dis à tous les jeunes, écoutez, soyez audacieux, désobéissez, quel que soit l'endroit où vous êtes, parce que le monde vous appartient. » Il les invite à développer leur créativité, leur intelligence émotionnelle et à ne pas avoir peur, car « L'Europe suit une trajectoire contrainte dont les jeunes seront les premiers témoins. » Mais ce sont aussi eux qui détiennent les clés pour la réenchanter.


Décryptage professionnel : quels impacts pour les experts-comptables ?

  • Signaux stratégiques : L'analyse de Bruno Colmant invite à intégrer une dimension géopolitique (pivot américain), technologique (IA) et sociale (tensions générationnelles) accrue dans le conseil stratégique. La compétitivité des entreprises est menacée par les coûts énergétiques et la concurrence internationale, tandis que la valeur ne résidera plus dans la production de données, mais dans leur interprétation et l'accompagnement humain.
  • Conséquences réglementaires et fiscales : L'instabilité fiscale devient une variable structurelle. La superposition des taxes sur le capital et la modification du VVPRbis génèrent une complexité administrative majeure. De plus, la nécessité de financer le modèle social rend une augmentation de la pression fiscale quasi certaine, avec de possibles réformes visant à élargir l'assiette imposable au-delà des seuls revenus du travail (ex: taxation des robots).
  • Points d'attention : La planification patrimoniale et fiscale doit intégrer une prime de risque liée à l'imprévisibilité politique. Les 15 prochaines années (jusqu'en 2040) seront marquées par une pression maximale sur les finances publiques, ce qui doit guider les recommandations en matière de pension et d'épargne. La question de la répartition des gains de productivité de l'IA deviendra centrale, et les experts-comptables auront un rôle à jouer pour conseiller sur de nouveaux modèles de rémunération et de fiscalité.


Conclusion : Une analyse indispensable pour naviguer dans la complexité

L'intervention de Bruno Colmant a offert bien plus qu'une simple analyse économique ; c'était une invitation à une refondation intellectuelle de notre rapport au travail, à l'impôt et à l'avenir. La clarté et la profondeur de son intervention démontrent l'importance de prendre de la hauteur pour décoder les dynamiques complexes qui nous entourent. La qualité des échanges et la densité des informations partagées illustrent parfaitement la vocation des rencontres oFFFcourse : fournir aux professionnels des clés de lecture analytiques et prospectives. Suivre l'ensemble de ces émissions n'est plus une option, mais une nécessité stratégique pour quiconque souhaite anticiper ces transformations et y jouer un rôle de premier plan.

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